Lilith

Lundi 5 novembre 2018, l’agent funéraire procéda à l’ouverture du cercueil pour l’exhumation, il était vide. Enfin, vide n’est peut-être pas le terme le plus approprié. Il n’y avait pas de corps. Soit. Mais, sur le fond matelassé, un téléphone portable vibrait. Par petites secousses rythmées, il se déplaçait vers le point le plus bas du cercueil. Émile se tourna vers Markus qui fumait sa pipe en silence. Les bras croisés, appuyé sur sa pelle, Félix, l’agent funéraire, attendait. Cette histoire commençait sérieusement à lui plaire.

Et puis l’averse tomba. De grandes bourrasques de pluie froide balayèrent le sol. Le faîte des cyprès fléchit. Félix releva son outil de travail pour se protéger. Le commissaire Markus Sage suivi de son second se réfugia sous un tilleul. Le ciel gronda. Le divisionnaire tourna le dos aux éléments déchainés pour rallumer sa pipe. Quand les feuilles gorgées d’eau se mirent à goutter sur les deux hommes, ils coururent se réfugier chez Juliette. La pelle en guise de parapluie, l’employé des pompes funèbres essayait d’échapper aux tirs rapprochés. Juliette ouvrit la porte de sa loge. L’homme fonça. La pelle se fracassa contre le montant de la porte le projetant sur les graviers de l’allée. Un éclair zébra le ciel.

-Lâche là !  Tu vas attirer la foudre !

Juliette donna un coup de pied dans l’outil et aida Félix à se relever. Émile sortit en s’abritant sous un petit parapluie aux teintes multicolores. Ils réussirent à trainer l’agent funéraire jusqu’à la loge. À l’abri de l’orage, ils secouèrent leurs vêtements trempés. L’eau suivait les sinuosités du sol déformé par le temps et terminait sa course dans les creux du carrelage. Markus frappa sa pipe contre le poêle en fonte. Il la cura méticuleusement avant de répondre à la question de Juliette.

_ Des faits qui ne remontent pas à une piste.

Félix sortit de la salle de bain une serviette de toilette enroulée sur la tête.

_C’est des malins ces gars-là. Discrets et tout le toutime. Vrai commissaire, j’ai planqué toute une semaine dans le monument funéraire des Garnier. Vous savez la famille des p’tits beurres. Bon, bref. J’ai planqué là toutes les nuits pendant une semaine sans dormir … sans dormir parce que j’avais apporté du renfort. Il sortit de sa veste une flasque dont il caressa affectueusement le métal chromé. Un p’tit remontant à réveiller un mort… Alors un vivant !  Il tendit le flacon de calva au commissaire.

_ Jamais pendant le service, poursuivez.

L’agent funéraire haussa les épaules et rangea la bouteille dans la poche de sa veste avant de reprendre le cours de son histoire.

_ Alors faut voir la chose commissaire. Félix se glissa derrière la porte de la salle de bain entrouverte. Il releva le rideau. Son visage hilare apparut. Je faisais  FOMEC. Vous savez, comme on dit à l’armée, l’art de se planquer. C’est tout ce que j’ai appris, mais ça je l’ai bien retenu, dit-il en souriant. Avec ma copine pour me tenir éveillé, on a attendu toutes les nuits, le nez collé à l’œilleton de la porte d’entrée… Au petit matin, pile-poil en face du mausolée, la dalle funéraire de Paul Valerio était posée sur le chemin. À côté du caveau, le cercueil fermé. Le bruit d’une sonnerie de téléphone genre « mission impossible » a… 

_ Et vous n’avez rien vu.

_Rien mon Général.  Que dalle…J’m demande comment c’est possible des choses pareilles. Il sortit de sa veste le flacon qu’il porta à ses lèvres.

***

Dans son bureau du 36 quai des Orfèvres, Markus examinait les dix-huit objets  récupérés au fond des 18 cercueils. La plupart étaient des téléphones portables : ceux en forme de savonnette des années 2000, des téléphones à clapets des années 2010, des plus récents de tailles variables à écran digital. Pour le reste, il s’agissait de cloches plus ou moins anciennes : clochettes de service domestique, une cloche à vache, un tambourin. Les disparitions avaient commencé il y a une trentaine d’années. Elles se répétaient tous les 3 ans. Le registre du cimetière avait révélé le nom des défunts. Les familles, quand il y en avait une, avaient été contactées. Elles réclamaient le corps de leur disparu. Markus reposa la pièce à conviction qu’il tenait à la main, une de ces clochettes qu’on suspendait autrefois à l’entrée des maisons avant les sonnettes électriques.

Disparu, le mot trottait dans sa tête. Pour ces défunts, c’était leur seconde disparition. Après avoir quitté le monde des vivants, toutes traces de leur existence matérielle avaient été effacées.  Pour les corps en décomposition la question restait un mystère, quant à ceux qui devaient être logiquement réduits à l’état de poussière, l’absence de la moindre trace épaississait encore davantage l’énigme. Sans la pression des familles, l’affaire aurait  fini dans un tiroir.  Les morts étaient morts de mort naturelle. Les tombes n’avaient pas été profanées. Aucun lien entre les disparus. Toutes les pistes avaient été méticuleusement explorées par ses prédécesseurs : les trafics d’organes, les appartenances religieuses, les vengeances...jusqu’aux déviances macabres… Le moindre indice avait été passé au peigne fin… en vain.

Toutes ces affaires avaient cependant deux points en commun. D’une part, les exhumations avaient lieu une nuit de lune noire…la face cachée, le double, l’invisible et d’autre part, un objet sonore, téléphone, cloche ou clochette, émettait un son régulier jusqu’à l’ouverture du cercueil.  Les services de la police judiciaire n’avaient pas attendu l’initiative de Félix pour exercer une surveillance accrue des lieux. Malgré une équipe importante, des caméras de surveillance habilement dissimulées aux quatre coins du cimetière, personne n’avait rien vu. Il y avait un avant et un après. La tombe de ce matin avait été relevée sans que rien n’apparaisse sur les écrans vidéo.

Markus s’éloigna de la table et consulta le plan du cimetière. Les parcelles se développaient en éventail à partir du point de sa création vers la fin du XVIIIe siècle. Les tombes concernées étaient éparpillées dans toutes les divisions. En remontant le temps, on pouvait supposer que le cercueil le plus ancien datait des années 1789. Markus ouvrit la fenêtre et ralluma sa pipe. À ses pieds coulait la Seine. Il leva les yeux pour interroger un ciel gros de nuages.

***

Parti le premier Léopold arriva le dernier. On se poussa pour lui permettre de regarder la scène qui se déroulait un mètre plus bas. Installés en pied de marmite, trois hommes observaient en silence un grand trou creusé dans la terre. Sur le bord, une boite ouverte. Bien en vue au milieu des coussins, un petit objet rectangulaire bourdonnait comme une abeille.

_ Téléphone portable lui susurra Ariane.

_ Pourquoi tu parles si bas ? Tu sais bien qu’ils ne peuvent pas nous entendre.

Sur ce, Léopold descendit en piqué dans le cercueil et tourna autour de l’objet. Il se glissa à l’intérieur et ressentit les vibrations qui provoquèrent son premier rire de la journée. Tout émoustillé, il ressortit du téléphone et se posa sur l’épaule de l’homme qui tenait une pipe.

_ Récupérez-moi ce truc Emile. On devrait arriver à le faire parler que diable !

À ce mot, Léopold bondit, s’affola, papillonna dans les airs avant de retomber sur le crâne de Félix.  L’agent funéraire passa sa main dans ses cheveux pour chasser quelque chose qui le gênait. Elle traversa Léopold de part en part sans que celui-ci s’en offusque. Mais, après plusieurs allées et venues, ce dernier ressentit un malaise et finit par s’installer sur le pommeau de la  pelle.

L’inspecteur Émile Acheilt enfila une paire de gants en plastique. Il se baissa pour récupérer l’appareil et le tendit à son supérieur. Markus tournait et retournait le téléphone entre ses mains gantées quand un numéro caché s’afficha à l’écran.  Le portable se mit à sonner. 
Surpris, le commissaire faillit le lâcher.
Il décrocha. 
***

Installés en rang d’oignon sur une étagère, Léopold, Angélique, Aurélien, Robin, Ariane et tous les autres  regardaient le professeur Mucher procéder aux opérations. Par précaution ce dernier fit trois fois l’appel. Sur une règle graduée, il inscrivit les 18 noms et prénoms. En face de chacun d’eux, dans un creux aménagé à cet effet, il plaça avec une pince spéciale et en s’aidant d’une loupe, 18 grains de matière qu’il avait préalablement extraits de 18 éprouvettes. En l’absence de termes plus appropriés, on parlera ici de matière pour désigner la substance indéfinissable que le professeur venait de déposer avec d’infinies précautions dans les minuscules cavités.

Léopold et ses camarades n’étaient pas censés être présents. Cependant, lors de la précédente session, il y avait eu un monstrueux désordre. Suite aux erreurs de la partie assemblage du travail, des disputes s’étaient prolongées jusqu’au petit matin.  L’âme de Robin s’était retrouvée dans le corps de Roméo, celle de Louis dans celle de Marianne. Afin d’éviter de nouvelles maladresses, le professeur avait décidé que l’opération se déroulerait en leur présence. Auparavant, les requêtes légitimes formulées par certaines âmes frustrées le contraignirent à faire quelques entorses au règlement initial. L’âge de la résurrection en faisait partie. Personne ne voulait se retrouver dans le corps d’un vieillard souffreteux.

Edouard Mucher ouvrit un tiroir contenant des boites de poudre de tailles variables, des éprouvettes contenant des liquides de diverses couleurs et un cahier à spirales couverts de signes énigmatiques. Le professeur se saisit d’un verre gradué et procéda à la fabrication de la potion. Il se méfiait des surprises que lui réservait son tempérament exalté, aussi se contraignait-il à des allers et retours entre la paillasse et son bureau afin de vérifier les formules inintelligibles pour un autre que lui.

Depuis qu’il avait étudié la théorie du Bigbang, le professeur Edouard Mucher était obsédé par la dilatation des atomes. Si l’univers pouvait se concevoir à partir d’un point de départ qui se dilatait, il lui semblait logique d’envisager une réaction applicable à toutes matières.

En s’appuyant sur les théories développées par le célèbre savant Wallerius « qu'en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; tous les corps dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux ne sont que des transmutations d'agrégation de matière équivalente en poids »,  Mucher se mit en tête de trouver une formule pour ressusciter un être vivant à partir d’éléments en état de décomposition. Quelques échecs plus tard, il conçut des potions qui redonnèrent vie à de minuscules espèces qui avaient été réduites à l’état de poussières. La solution liquide, quoiqu’efficace sur certains aspects, n’était pas la forme ordinaire qui correspondait le mieux à ses attentes. En passant du liquide à l’état gazeux, il commença à se féliciter de son obstination. Restait un point à éclaircir. Le succès de ses opérations était lié à un facteur étranger à la chimie qu’il découvrit par hasard. En effet, la magie n’opérait qu’à un moment précis du cycle astrologique : les nuits de la lune noire rebaptisée Lilith dans la carte du ciel.

Le grain qui meurt avant de germer.

Sur ce, sa propre mère trépassa. Fou de douleurs, Edouard franchit la zone d’ombre qui sépare les vivants des morts.

 

 

 

***

  • Allo ? Allo ?
  • Nbrugmonimoinrodrfinqurrtti….Tgggeratdndiomnvilgomnsnmonppzzsvpa…Z…PA
  • Alloooooo ?

Markus regarda le téléphone puis se tourna vers Emile.

-Une piste commissaire ?

- Alors ? C’était qui ? demanda Félix en se passant pour la énième fois la main dans les cheveux.

Markus rangea le téléphone dans un sac en plastique destiné aux pièces à conviction, retira ses gants et les fourra dans sa poche.

-L’au-delà.

***

-L’eau de la ...tralalalère… l’eau de la fontaine… tralalalala… ti ta ….chabadabada  chabadabada…tintintintin …chabadabada… chabadabada.

-Chuuuut !!!!! Tu vas nous attirer des ennuis !!! . Inquiète, la belle Ariane leva les yeux au ciel.

-Ça parle d’eau et de fontaine…

- Rappelle-toi qu’il ne faut pas tenter le…le…tu sais qui.

Léopold ajusta son plastron, releva le haut de ses bas, replaça sa perruque bouclée, se contorsionna pour vérifier sa tenue dans les vitres du mausolée des Garnier.

  • Il faudra demander à Edouard de trouver une solution pour les accessoires. Je ne peux tout de même pas aller au bal sans ma canne à pommeau d’argent.
  • Il fallait l’enterrer avec toi. Tu sais bien qu’il ne peut pas… inventer. La science à ses limites. Tiens ! Prends mon ombrelle.

Assise sur une tombe très fleurie, Ariane lissait avec le plat de sa main  les plis de sa robe en mousseline blanche. Léopold lui lança un regard désapprobateur.

  • Ça  porte malheur.
  • Quoi ?
  • De s’assoir sur la tête des morts.
  • C’est la mienne !

Elle se releva tout de même pour reprendre l’ombrelle des mains de Léopold. D’un léger coup d’épaule, elle l’écarta pour s’admirer à son tour.

  • Bonsoir, Ariane.

La taille haute bien prise dans un frac à la dernière mode sous la monarchie de juillet, Robin apparut entre deux sépultures monumentales. Il se saisit délicatement de la main de la jeune femme et la porta à ses lèvres.

 -Tiens voilà le pingouin… murmura Léopold en s’inclinant devant le nouveau venu.

- Tout le monde vous attend pour commencer la fête, annonça Robin d’une voix de stentor.

D’un signe de tête, Ariane désigna Paul à ses compagnons. Le jeune homme, assis en tailleur au milieu de l’allée gravillonnée, la capuche de son sweat sur la tête, les coudes sur les genoux, semblait perdu dans ses pensées.

  • Ils ont pris mon portable.
  • Son ?
  • Téléphone portable, la petite boite.
  • J’ai essayé de le dire au mec à la pipe, mais il a entravé que dalle.

Léopold tendit la main au jeune homme pour l’inviter à se relever.

  • Normal, on n’est plus sur la même longueur d’onde. Sa perruque glissa sur le côté lui cachant une partie du visage.

Robin entraina Ariane à l’écart.

  • -Il est là pourquoi ?
  • -Comme les autres, il a vécu en marchant à côté de son ombre.

Bras dessus, bras dessous, Paul et Léopold les rejoignirent.

  • Allons, pressons. La nuit est courte.
  • Et noire.

Léopold, Paul, Robien et Ariane levèrent les yeux vers la voute céleste.

***

Émile et Markus visionnaient pour la dixième fois les vidéos enregistrées la veille dans le cimetière. Image par image, ils repassaient l’endroit précis où la tombe avait été exhumée.

  • Là !

Markus pointa son doigt sur l’image fixe.

-Reviens en arrière, l’image précédente. Voilà ! Agrandis, agrandis encore. Là !

-Coupez ! C’est dans la boite.

Les éclairagistes éteignirent les éclairages du plateau. Les machinistes s’activèrent autour des machines. Les maquilleuses démaquillèrent. Les assistants assistèrent.

Enfin.

Les acteurs redevinrent acteurs de leur propre vie.

Claude reposa la caméra et se tourna vers Valérie.

  • Les nuits ?
  • De la lune noire.
  • C’est le titre ?

 

 

 

 


 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

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